Par Florence Chaltiel
Professeur de droit public, IEP Grenoble
Responsable des carrières publiques
Les
années 1990 marquent le retournement de situation et la recherche des bons
termes pour rendre compte de ce que nous appelons en droit français, le
« service public » et qui se nomme, en droit européen, peu ou prou
« service d’intérêt général ». Les jalons, connus, méritent d’être
brièvement rappelés. Les arrêts Corbeau
de 1993 (CJCE 19 mai 1993, Corbeau,
aff. C-320/91, AJDA 1993.865, note F. Hamon ; D. 1993. IR. 169), et Commune d’Almelo de 1994 (CJCE 27 avr.
1994, Commune d’Almelo, Aff.
C-393/92, AJDA 1994. 637, note F. Hamon ; D. 1995. Jur. 17, note J.
Dutheil de la Rochère) résonnent comme une réponse à la demande de plusieurs
Etats dont la France. L’arrêt Commission
c/ France de 1997, en donnant raison à la France contre la Commission, à
propos d’avantages octroyés à Electricité de France, marque une nouvelle étape
(CJCE 23 oct. 1997, Commission c/ France, Aff. C-159/94, AJDA 1997. 991, note
F. Hamon). Le caractère non immédiatement vital d’une aide à une entreprise
prestataire de service d’intérêt général n’est pas nécessairement contraire au
droit européen. Le traité d’Amsterdam consacre ce que l’on peut appeler depuis
lors la « valeur service d’intérêt général ».
L’article
16 du traité CE, introduit par le traité d’Amsterdam, non modifié jusqu’au
traité de Lisbonne, se lit aujourd’hui comme suit : « Sans préjudice
des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services
d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au
rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de
l’Union, la Communauté et ses Etats membres, chacun dans les limites de leurs
compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent
traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et
dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions ». Il
est enrichi de plusieurs valeurs et principes. Il faut d’abord souligner que
l’objet est celui du « service d’intérêt économique général ». C’est
effectivement celui qui, par sa dimension économique, a longtemps
été perçu par les instances européennes comme facteur de distorsion de
concurrence. Il faut ensuite mettre en évidence la question du rôle de ces
services dans la réalisation d’un des objectifs majeurs de l’Union, affirmé
avec plus de vigueur depuis le traité de Maastricht, la cohésion économique et
sociale. Enfin, le traité pose implicitement, mais nécessairement, le principe
de l’obligation de financement desdits services, la charge incombant à la fois
à la Communauté et aux Etats membres, selon leurs compétences respectives.
Parallèlement
à la jurisprudence et à l’évolution des traités, la Commission a apporté sa
contribution à la réflexion sur le service public à l’européenne, par une série
de textes. Livres blancs, livres verts et communications se sont succédés à un
rythme soutenu au cours des années 1990 et 2000. Ainsi en 1996, la Commission
adopte une première communication d’ensemble sur les services d’intérêt
général. Le Conseil européen de Lisbonne a demandé en 2000 que la Commission
mette à jour sa communication de 1996 sur les services d’intérêt général en
Europe (JOUE C 281, 29 juin 1996). De nouveaux textes sont adoptés par la
Commission au début des années 2000 (JOUE C 17, 19 janv. 2001). On peut encore
citer la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au
Comité économique et social européen et au Comité des régions, du 12 mai 2004,
intitulée « Livre blanc sur les services d’intérêt général »
(COM/2004/0374 final). Celle-ci fait suite au Livre vert de la Commission, du
21 mai 2003, sur les services d’intérêt général. De cette décennie de textes
émanant de la Commission, il faut retenir à la fois l’absence de proposition de
texte global permettant de définir le contenu et les exigences du service
d’intérêt général et l’emploi de plusieurs expressions pour rendre compte de ce
qu’on appelle le service public en droit français.
Enfin,
une dernière étape date avant la signature du traité de Lisbonne. Il s’agit du
paquet Altmark. Cette expression rend compte de la jurisprudence du même nom et
des décisions consécutives de la Commission. En 2001, la Cour de justice des
Communautés européennes adopte l’arrêt Ferring,
qui dit qu’une compensation non excessive des coûts occasionnés par l’exécution
d’une obligation de service public n’est pas constitutive d’une « aide
d’Etat » et ne doit, par conséquent, pas être notifiée (CJCE 22 nov. 2001,
Ferring, aff. C-53/00,
Rec. CJCE I-9067, pt 27 ; chron. C. Lambert, J.-M. Belorgey et S.
Gervasoni, AJDA 2002. 236 ;
D. 2002. IR. 134). Cette jurisprudence annonce celle de 2003, dite Altmark (CJCE 24 juill. 2003, Altmark TransGmbh, aff. C-280/00, AJDA
2003. 1739, note S. Rodrigues ; D. 2003. Jur. 2814, note J.-L.
Clergerie ; CJCE 27 nov. 2003, Enirirsorse
SpA, aff. C-38/01). La Cour de justice élabore alors la théorie de la
compensation qui peut se résumer comme suit.
Lorsqu’une
entreprise bénéficie d’une compensation des sujétions pesant sur elle pour
accomplir ses missions de service public, ladite compensation n’est pas
constitutive d’une aide d’Etat. Ce principe exige cependant que quatre conditions
soient remplies : en premier lieu, l’entreprise doit avoir été
explicitement chargée d’obligations de service public, qui doivent être
clairement définies. En deuxième lieu, les paramètres de calcul de la
compensation doivent avoir été préalablement établis de façon objective et
transparente. En troisième lieu, la compensation ne doit pas dépasser ce qui
est nécessaire pour couvrir les coûts occasionnés, ainsi qu’un bénéfice
raisonnable. Enfin, en quatrième lieu, lorsque le choix de l’entreprise n’est
pas effectué dans le cadre d’une procédure de marché public, le niveau de
compensation doit être déterminé sur la base d’une analyse des coûts d’une
entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée en moyens de transport.
La doctrine Altmark est entourée de nombreuses précisions par la Cour. Elle est
systématisée par la Commission dans des décisions consécutives[1].
Tel est l’état du droit avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne[2].
Celui-ci, s’il entre en vigueur (le référendum négatif en Irlande créant un
doute), comporte des avancées, tant par le protocole sur les services d’intérêt
général que par la portée juridique désormais contraignante de la Charte des
droits, ouvrant dès lors de nouvelles perspectives.
Les
avancées contenues dans le protocole sur les services d’intérêt général (SIG)
Les
nouvelles bases juridiques du SIG se trouvent dans un protocole et non dans le
traité. Symboliquement, l’impact peut sembler moindre, juridiquement il ne
l’est pas. Un protocole, en droit
européen, a en effet pleine valeur juridique[3].
Le texte traduit un indéniable changement d’accent en faveur de la garantie des
services publics.
Le
protocole apporte toute une série de précisions dans le sens d’un renforcement
du service d’intérêt général. Les maîtres-mots en sont : marge de manœuvre
des autorités nationales et infranationales et besoins des utilisateurs. On
conviendra d’emblée de la généralité des formules. La généralité pourra
néanmoins être synonyme de latitude renforcée.
Le
texte précise, en premier lieu , que les valeurs communes de l’Union
concernant les services d’intérêt économique général au sens de l’article 16 du
traité sur le fonctionnement de l’Union européenne comprennent notamment
« le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités
nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les
services d’intérêts économique général d’une manière qui réponde autant que
possible aux besoins des utilisateurs ».
De
ce premier volet, il faut souligner d’abord le rappel de l’article 16 du
traité, lui- même inscrit depuis le traité d’Amsterdam. Ainsi, il n’est pas
question de révolution mais d’évolution. L’article 14 du traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne reprend l’ancien article 16 en l’enrichissant
d’une clause relative au nécessaire financement des services d’intérêt
économique général. Il se lit désormais comme suit : « Sans préjudice
de l’article 4 du traité sur l’Union européenne et des articles 93, 106 et 107
du présent traité, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt
économique général parmi les valeurs communes de l ‘Union ainsi qu’au rôle
qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de
l’Union, l’Union et ses Etats membres, chacun dans les limites de leurs
compétences respectives et dans les limites du champ d’application des traités,
veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans
des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir
leurs missions. Le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de
règlements conformément à la procédure législative ordinaire, établissent ces
principes et fixent ces conditions, sans préjudice de la compétence qu’ont les
Etats membres, dans le respect des traités, de fournir, de faire exécuter et de
financer ces services ». Il faut noter ensuite, et surtout, la marge de
manœuvre reconnue aux autorités nationales, y compris les entités
infranationales, les autorités régionales et les autorités locales. Il est en
effet question d’un rôle essentiel et d’un large pouvoir discrétionnaire. Il
importe enfin de relever la référence faite par le protocole aux « besoins
des utilisateurs ». Il s’agit là encore, sans conteste, d’un approfondissement
dans la mesure où la détermination desdits besoins des utilisateurs devrait
relever des niveaux infranationaux ou nationaux. Le principe de subsidiarité
suppose en effet que les autorités les plus proches des citoyens déterminent
leurs besoins en termes de service public. Il s’agit d’une base juridique qui
devrait permettre un financement accru des services d’intérêt général par les
autorités nationales et infranationales.
Cette
interprétation méritera d’être confirmée à la fois par la pratique des Etats,
les réponses de la Commission européenne, et les décisions de la Cour. Elle est
néanmoins renforcée par l’article 2 du protocole. Il indique que « les
dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence
des Etats membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non
économiques d’intérêt général ». Apparaissent cette fois les services non
économiques. Cette inscription est concomitante de travaux récents de la
Commission européenne sur les services sociaux, comme on le verra plus bas.
En
deuxième lieu, l’article Ier du protocole précise que les valeurs contenues à
l’article 16 du traité comprennent aussi « la diversité des services
d’intérêt économique général et les disparités qui peuvent exister au niveau
des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations
géographiques, sociales ou culturelles différentes ». Il s’agit presque
d’une reconnaissance de la diversité culturelle des Etats en matière de service
public. Ce qui peut de nouveau être interprété dans le sens d’une ouverture au
service public. Là encore, seule la pratique des autorités locales ou
nationales, en coopération avec les autorités européennes, permettra de
confirmer la présente thèse.
En
troisième lieu, le protocole dresse une liste d’exigences inhérentes à la
réalisation des services d’intérêt général. Sont ainsi mentionnés un niveau
élevé de qualité, de sécurité et le caractère abordable, l’égalité de
traitement et la promotion de l’accès universel et des droits des utilisateurs.
Ces formules méritent d’être explicitées. Exprimées dans des termes si
généraux, elles pourraient n’être que des déclarations d’intention. Pourtant,
les termes ont un sens juridique qui porte obligation pour les acteurs des
services d’intérêt général. Il s’agit là d’une systématisation de ce que l’on
pourrait appeler les lois du service public européen, que l’on pouvait déjà
lire dans les travaux précités de la Commission. L’inscription dans le
protocole fait déjà passer ces principes de valeurs politiques à exigence
juridique.
Le
protocole reprend donc et réaffirme un certain nombre de principes
opérationnels guidant les travaux des institutions de l’Union européenne et, en
particulier, ceux de la Commission. Il en est ainsi du rôle essentiel et de la
grande marge de manœuvre des autorités nationales, régionales et locales dans
la gestion des services d’intérêt économique général d’une manière qui réponde
autant que possible aux besoins des utilisateurs : les services d’intérêt
économique général devraient être réactifs et fournis au plus près possible des
citoyens et des entreprises. L’action de l’Union devrait respecter les
principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les autorités compétentes des
Etats membres sont libres de définir ce qu’elles considèrent comme des services
d’intérêt économique général et disposent d’une grande marge de manœuvre pour
décider des modalités d’organisation, de régulation et de financement de ces
services, en conformité avec le droit de l’Union européenne et dans les limites
de l’erreur manifeste. En particulier, les règles relatives à la concurrence et
au marché intérieur ne s’appliquent pas aux activités de nature non économique.
Le protocole reprend donc des éléments déjà contenus dans les traités
antérieurs, tout en incluant des exigences nouvelles et des principes
spécifiques à ces services. La Charte des droits, quant à elle, en devenant
juridiquement contraignante, si le traité de Lisbonne entre en vigueur, permet
d’affirmer que le service d’intérêt général est un droit du citoyen européen.
Les
éléments de la Charte des droits relatifs au service d’intérêt général
Il
convient de rappeler que la Charte européenne des droits fondamentaux est
proclamée depuis le Conseil européen de Nice en décembre 2000. Elle n’est jusqu’à
l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne qu’un accord interinstitutionnel[4].
Ainsi, la Cour faisait référence à la Charte européenne des droits fondamentaux
en tant qu’appui ou éclairage d’autres dispositions de protection des droits
(par ex. CJCE 18 juill. 2007, PKK et KNK
c/Conseil, aff. C-229/05, JOUE C 56, 10 mars 2007). Elle ne l’a pas
intégrée au droit européen par la voie des principes généraux du droit.
En
conséquence, le changement apporté par le nouveau traité est essentiel. La
Charte devient juridiquement contraignante. Cependant, un certain nombre de
précisions et d’exemptions sont prévues. Il faut les exposer avant de mesurer
l’apport en termes de promotion du service d’intérêt général à l’échelle
européenne.
L’article
36 de la Charte est consacré à l’accès aux services d’intérêt économique
général (JOUE C 303/51, 14 déc. 2007). Il affirme que « l’Union reconnaît
et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est
prévu par les législations et pratiques nationales, conformément aux traités,
afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union ». Il
faut ajouter que l’article 34 de la Charte est consacré à la sécurité sociale
et à l’aide sociale. Il précise que « l’Union reconnaît et respecte le
droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux
assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les
accidents du travail, la dépendance ou la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte
d’emploi, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations
et pratiques nationales ».
La
Commission a tiré de ce texte une interprétation de garantie du principe
d’égalité et du service universel. Le principe d’égalité implique d’assurer
l’égalité de traitement entre femmes et hommes et de lutter contre toutes les
formes de discrimination dans l’accès à ces services. Lorsqu’une règle
sectorielle de l’Union est fondée sur la notion de service universel, elle
devrait instaurer le droit de chacun d’avoir accès à certains services jugés
essentiels et imposer aux prestataires de services l’obligation de proposer des
services définis à des conditions spécifiées incluant, entre autres, une
couverture territoriale complète et un prix abordable.
Le
service universel prévoit un ensemble minimal de droits et d’obligations, qui,
en général, peut être développé plus avant au niveau national. Il s’agit d’une
notion dynamique, qui doit être actualisée régulièrement, secteur par secteur.
Comme déjà mentionné plus haut dans le cas des services sociaux, la promotion
de l’accès sur tout le territoire de l’Union européenne est essentielle pour
favoriser la cohésion territoriale de l’Union. Les territoires présentant un
handicap géographique ou naturel tels que les régions ultrapériphériques, les
îles, les zones montagneuses ou faiblement peuplées et les frontières
extérieures, font souvent face à des difficultés en termes d’accès aux services
d’intérêt général, du fait de leur éloignement des grands marchés ou des coûts
de connexion accrus. Ces facteurs spécifiques doivent être pris en
considération selon la Charte.
D’après
le commentaire article par article du projet de Charte des droits fondamentaux
établi par la présidence de la Convention, « cet article, qui se fonde sur
l’article 16 du traité instituant la Communauté européenne, ne crée pas de
droit en lui-même, mais pose le principe du respect par l’Union de l’accès aux
services d’intérêt économique général prévu par les dispositions nationales dès
lors qu’il est compatible avec le droit communautaire » (interprétation de
la Convention reprise par le texte d’explication joint à la Charte, JOUE C
303/17, 14 déc. 2007). Dans l’attente de l’entrée en vigueur du nouveau traité,
qui conférera force de loi aux nouvelles dispositions, la Commission a
l’intention d’utiliser le protocole et les principes inhérents comme référence
pour vérifier la cohérence et la proportionnalité des politiques et initiatives
de l’Union. De nouvelles perspectives s’ouvrent donc quant au développement des
services d’intérêt général.
Les
perspectives de développement du service d’intérêt général
La
marge de manœuvre reconnue aux Etats et régions par le protocole
conduira-t-elle à une évolution des règles tirées de la jurisprudence Altmark dans l’hypothèse de l’entrée en
vigueur du traité ? Telle est l’une des questions qui ressort de
l’observation du traité de Lisbonne. Les pistes de travail à venir semblent
désormais s’axer autour de la distinction entre services économiques et
services non économiques, d’une part, et la promotion des services sociaux,
d’autre part.
La
distinction entre les services économiques et les services non économiques
Tandis
que les traités, depuis l’origine de la construction européenne, font référence
aux services d’intérêt économique général, le protocole du traité de Lisbonne
est consacré aux services d’intérêt général. Cette référence générale recouvre
donc les deux types de services que le contenu du protocole distingue de
manière pour le moins subtile.
S’agissant
des services d’intérêt économique général, auxquels l’article Ier du protocole
est entièrement consacré, les Etats et entités infranationales disposent d’un
large pouvoir discrétionnaire. Cette formule a été analysée plus haut dans le
cadre de l’étude du protocole. S’agissant des services non économiques
d’intérêt général, le protocole est plus ferme encore, puisqu’il précise que
« les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la
compétence des Etats membres pour fournir, faire exécuter et organiser des
services non économiques d’intérêt général ».
Une
gradation dans la marge de manœuvre des Etats se dessine donc dans le
protocole. Entre pouvoir discrétionnaire et compétence ne pouvant être
atteinte, l’interprétation semble nette. Cependant la pratique n’en sera pas
nécessairement plus aisée que par le passé. En effet, la distinction entre ce
qu’est un service économique et ce qu’est un service non économique connaît des
frontières qui peuvent être ténues. La Cour de justice de l’Union européenne a
déjà eu à se prononcer sur ces questions. La Cour a élaboré un faisceau
d’indices pour déterminer la nature du service. Elle se fonde en effet sur un
ensemble de critères relatifs aux conditions de fonctionnement du service en
cause, tels que l’existence d’un marché, de prérogatives de puissance publique
ou d’obligations de solidarité. Dans la pratique, elle précise qu’une seule et
même entité peut donc exercer à la dois des activités économiques et non
économiques. Dans ce cas, l’acteur peut être soumis aux règles de concurrence
pour certaines parties de ses activités, mais non pour d’autres. La Cour a
ainsi logiquement jugé qu’une entité donnée pouvait exercer, d’une part, des
activités administratives de nature non économique, telles que des missions de
police, et, d’autre part, des activités purement commerciales (CJCE 24 oct.
2002, Aéroports de Paris, aff. C-82/01, AJDA 2003.ote J.-Y. Chérot). Il lui
reviendra alors de modeler sa jurisprudence aux principes posés par le traité
de Lisbonne et la charte des droits.
Une
entité peut aussi exercer des activités non économiques dans le cadre
desquelles elle se comporte comme une organisation caritative et, en même
temps, entrer en concurrence avec d’autres opérateurs, pour une autre partie de
son activité, en effectuant des opérations financières ou immobilières, même
dans un but non lucratif (CJCE 10 janv. 2006, Casa di Risparmio di Firenze, aff. C-222/04, JOUE C 48, 25 févr.
2006). Selon cette approche fonctionnelle, chaque activité doit donc être
analysée séparément. Les principes varient selon l’activité en cause, droit de
la concurrence à concilier avec les principes du service d’intérêt général dans
le cadre de l’activité économique, latitude laissée aux autorités nationales
dans le cadre de l’activité non économique.
La
promotion des service sociaux
En
novembre 2007, alors même que le principe du traité de Lisbonne est alors
acquis avec le principe d’un protocole relatif au service d’intérêt général, la
Commission adopte une communication adressée au Parlement européen, au Conseil,
au Comité économique et social et au Comité des régions, accompagnant la
communication intitulée « Un marché unique pour l’Europe du XXIè
siècle » - les services d’intérêt général, y compris les services sociaux d’intérêt
général : un nouvel engagement européen (20 nov. 2007, COM [2007] 725
final. La communication prend directement appui sur la perspective du traité de
Lisbonne. Elle développe plusieurs principes inhérents à la spécificité des
services sociaux qui devraient connaître de nouveaux développements avec les
bases juridiques du traité de Lisbonne.
Dès
2006, la Commission avait lancé une consultation sur ce thème. Celle-ci révèle
– de manière non surprenante – l’importance des services sociaux pour la
réalisation de la cohésion économique et sociale à l’échelle de l’Union
européenne. La diversité des systèmes nationaux ne nuance pas cette approche.
En
premier lieu, la Commission dessine une définition des services sociaux, qui
apparaît comme étant très générale et empreinte de valeurs. Il s’agit, selon sa
définition (20 nov. 2007, COM [2007] 725 final), de services à la personne,
conçus pour répondre aux besoins vitaux de l’homme, en particulier à ceux des
usagers en situation vulnérable; ils offrent une protection contre les
risques généraux et spécifiques de la vie et aident les personnes dans la
maîtrise des défis de la vie ou des crises ; ils sont également fournis
aux familles, dans un contexte de modèles familiaux changeants, afin de
soutenir leur rôle dans les soins apportés aux plus jeunes et aux plus âgés des
membres de la famille, ainsi qu’aux personnes handicapées, et de compenser
d’éventuelles défaillances au sein des familles ; ils constituent des
instruments clés pour la protection des droits de l’homme fondamentaux et de la
dignité humaine. De cette première définition, il ressort une attention
particulière aux personnes vulnérables et à la famille. Elle apparaît dès lors
comme plus restrictive que la conception française des services sociaux.
S’ensuivent cependant d’autres exigences relevées par la Commission.
Les
services sociaux sont, en effet, considérés comme jouant un rôle de prévention
et de cohésion sociale, à l’égard de l’ensemble de la population,
indépendamment de sa richesse ou de ses revenus. La Commission les reconnaît
comme contribuant à la lutte contre la discrimination, à l’égalité des sexes, à
la protection de la santé humaine, à l’amélioration du niveau et de la qualité
de vie ainsi qu’à la garantie de l’égalité des chances pour tous, renforçant
ainsi la capacité des individus à participer pleinement à la société. Deux
stades de définition sont donc présents dans la conception européenne,
l’approche en termes de vulnérabilité de l’individu et de préservation de la
vie familiale, d’une part, et la contribution plus globale, axée sur la
non-discrimination, à la cohésion économique et sociale de l’espace européen,
d’autre part. Enfin, la Commission entend réserver une place à part aux
services sociaux de santé. L’article 152 du traité précise que l’action de la
Communauté dans le domaine de la santé publique doit respecter les
responsabilités des Etats membres en matière d’organisation, de financement et
de fourniture de services de santé et de soins médicaux. La Commission a aussi ouvert une consultation en
la matière (20 nov. 2007, COM [2007] 725 final).
Enfin,
la Commission consacre la fin de sa communication sur les services sociaux aux
apports du traité de Lisbonne et de son protocole sur les services d’intérêt
général. Elle y voit un instrument essentiel de promotion de ces services,
comprenant les services sociaux et médicaux. Ainsi, sur ces derniers points,
des avancées sont largement possibles même si le traité de Lisbonne n’entrait
pas en vigueur.
En
conclusion, il apparaît que le traité de Lisbonne est à la fois un
aboutissement et un nouveau départ. Aboutissement, le traité l’est par la
consécration de la valeur juridique de la Charte européenne, qui avait été
proclamée en 2000. Il l’est aussi par la reprise des valeurs inhérentes aux
services d’intérêt général dans un protocole qui leur est entièrement consacré.
Nouveau départ, le traité l’est par les bases juridiques renforcées qu’il donne
à la réalisation des services d’intérêt général par les autorités nationales et
locales. La question d’une directive globale sur les services d’intérêt général
reste en suspens. Sur ce point, le traité n’apporte pas de titre particulier
nouveau. Cependant, en consacrant la notion de marge de manœuvre des Etats sur
le financement des services d’intérêt général, il donne un fondement possible à
l’adoption d’un texte global en la matière. En réalité, si la globalité d’un
texte est souhaitable, il s’agirait plutôt de deux ou trois textes. En effet,
il conviendrait d’adopter un texte sur les services de nature économique, d’une
part, et les services de nature non économique, d’autre part, y compris,
peut-être un troisième sur les services sociaux. Les ingrédients juridiques de
nouvelles promotions du service public sont donc présents. La volonté politique
des acteurs du processus décisionnel devra s’exprimer.
Les
ingrédients sont réunis pour de nouvelles avancées du service d’intérêt
général. Le temps du combat et de l’ignorance est révolu. Les disputes sur les
termes n’ont plus beaucoup de sens. L’expression « service d’intérêt
général » correspond à un bien commun qu’est cette activité d’intérêt
général offerte aux citoyens. L’intérêt général, pierre angulaire du droit
public français, est pleinement consacré. Les divergences demeurent sur le principe
d’une directive générale.
Le
droit dérivé pourra donc encore évoluer, tandis que la Cour de justice
européenne poursuit son œuvre jurisprudentielle dans le sens d’une plus grande
consécration de l’intérêt général, européen, comme national. Ainsi, saisie par
la Commission d’un recours en manquement contre le Royaume-Uni, elle ne suit
que partiellement la Commission, et met en valeur le principe de continuité du
service public. Elle affirme à propos de la déclaration de nullité d’un contrat[5]
contestée par la Commission, que « il apparaît que la finalité de ladite
disposition est non de faire obstacle à l’exécution de la déclaration de
nullité d’un contrat déterminé, mais d’éviter, lorsque l’intérêt général est en
jeu, les conséquences excessives et éventuellement préjudiciables d’une
exécution immédiate de ladite déclaration, ce dans l’attente de l’adoption de
mesures urgentes, en vue d’assurer la continuité du service public » (CJCE
3 avr. 2008, Commission c/ Royaume-Uni,
aff. C-444/06, pt 55, JOUE C 128, 24 mai 2008).
Des
traités silencieux à la jurisprudence tolérante, de la Commission scrupuleuse à
un dialogue fructueux entre les institutions, le chemin parcouru est
remarquable. Le traité de Lisbonne, sans opérer de révolution, s’inscrit dans
cette démarche. Il reste alors aux institutions européennes, aux Etats, aux
régions, que le traité entre en vigueur ou non, à orchestrer le service public
européen au bénéfice des citoyens européens. Le service d’intérêt général est
désormais consacré comme un des droits du citoyen de l’Union.
________________________________
[1] Décision de la Commission concernant l’application des dispositions de l’article 86, paragraphe 2, du traité aux aides d’Etat sous forme de compensations de service public octroyées à certaines entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ; directive de la Commission modifiant la directive 80/723/CEE relative à la transparence des relations financières entre les Etats membres et les entreprises publiques ; document de travail : « Encadrement communautaire des aides d’Etat sous forme de compensations de service public » Bruxelles, D/52891 DGCOMP/11//D(2005)179.
[2] Les développements qui suivent sont donc conditionnés par un nouveau vote irlandais qui autoriserait la ratification du traité.
[3] La Cour s’y réfère en tant qu’instrument juridique à part entière, et ce, dans tous les domaines, v. par ex. CJCE 17 janv. 2008, aff. C-37/06 et C-58/06, « la protection du bien-être des animaux constitue un objectif légitime d’intérêt général dont l’importance s’est traduite, notamment, par l’adoption par les Etats membres du protocole sur la protection et le bien-être des animaux, annexé au traité instituant la Communauté européenne (JOUE, C 340, p. 110).
[4] Elle est publiée dans un premier temps dans le volet communication du JOUE (C 364, 18 déc. 2000, p. 1). Elle se trouve désormais publiée au JOUE du 17 décembre 2007, encore dans la partie communication, en attendant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne.
[5] Selon la Commission, une violation de la directive recours résulte de l’exception visant à protéger les services publics prévue à l’article 65, paragraphe 3, de la loi sur les marchés publics, selon lequel, si la déclaration administrative de nullité d’un contrat perturbe gravement le service public, le maintien des effets de ce contrat peut être prévu, dans les mêmes conditions, jusqu’à ce que des mesures urgentes soient prises pour éviter tout préjudice.