AJDA n° 29/2008 du 8 septembre 2008 – pages 1575 à 1579 :

 

 

 

 

Les apports du traité de Lisbonne au service public

 

 

Par Florence Chaltiel

Professeur de droit public, IEP Grenoble

Responsable des carrières publiques

 

 

 

 

L’ESSENTIEL

Le début des années 2000, moment de maturation du service public au niveau européen. « Révolu », ainsi peut-on qualifier le temps où le Conseil d’Etat disait du droit européen, dans son rapport public de 1992, qu’il faisait pire qu’instruire le procès du service public, puisqu’il l’ignorait. Depuis lors, jurisprudence, traités et travaux de la Commission ont entendu le message. D’antinomiques, les principes de libre concurrence et de service d’intérêt général sont devenus complémentaires. La complémentarité ne se fait cependant pas sans heurts ou au moins tâtonnements.

 

 

Les années 1990 marquent le retournement de situation et la recherche des bons termes pour rendre compte de ce que nous appelons en droit français, le « service public » et qui se nomme, en droit européen, peu ou prou « service d’intérêt général ». Les jalons, connus, méritent d’être brièvement rappelés. Les arrêts Corbeau de 1993 (CJCE 19 mai 1993, Corbeau, aff. C-320/91, AJDA 1993.865, note F. Hamon ; D. 1993. IR. 169), et Commune d’Almelo de 1994 (CJCE 27 avr. 1994, Commune d’Almelo, Aff. C-393/92, AJDA 1994. 637, note F. Hamon ; D. 1995. Jur. 17, note J. Dutheil de la Rochère) résonnent comme une réponse à la demande de plusieurs Etats dont la France. L’arrêt Commission c/ France de 1997, en donnant raison à la France contre la Commission, à propos d’avantages octroyés à Electricité de France, marque une nouvelle étape (CJCE 23 oct. 1997, Commission c/ France, Aff. C-159/94, AJDA 1997. 991, note F. Hamon). Le caractère non immédiatement vital d’une aide à une entreprise prestataire de service d’intérêt général n’est pas nécessairement contraire au droit européen. Le traité d’Amsterdam consacre ce que l’on peut appeler depuis lors la « valeur service d’intérêt général ».

 

L’article 16 du traité CE, introduit par le traité d’Amsterdam, non modifié jusqu’au traité de Lisbonne, se lit aujourd’hui comme suit : « Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, la Communauté et ses Etats membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions ». Il est enrichi de plusieurs valeurs et principes. Il faut d’abord souligner que l’objet est celui du « service d’intérêt économique général ». C’est effectivement celui qui, par sa dimension économique, a longtemps été perçu par les instances européennes comme facteur de distorsion de concurrence. Il faut ensuite mettre en évidence la question du rôle de ces services dans la réalisation d’un des objectifs majeurs de l’Union, affirmé avec plus de vigueur depuis le traité de Maastricht, la cohésion économique et sociale. Enfin, le traité pose implicitement, mais nécessairement, le principe de l’obligation de financement desdits services, la charge incombant à la fois à la Communauté et aux Etats membres, selon leurs compétences respectives.

 

Parallèlement à la jurisprudence et à l’évolution des traités, la Commission a apporté sa contribution à la réflexion sur le service public à l’européenne, par une série de textes. Livres blancs, livres verts et communications se sont succédés à un rythme soutenu au cours des années 1990 et 2000. Ainsi en 1996, la Commission adopte une première communication d’ensemble sur les services d’intérêt général. Le Conseil européen de Lisbonne a demandé en 2000 que la Commission mette à jour sa communication de 1996 sur les services d’intérêt général en Europe (JOUE C 281, 29 juin 1996). De nouveaux textes sont adoptés par la Commission au début des années 2000 (JOUE C 17, 19 janv. 2001). On peut encore citer la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, du 12 mai 2004, intitulée « Livre blanc sur les services d’intérêt général » (COM/2004/0374 final). Celle-ci fait suite au Livre vert de la Commission, du 21 mai 2003, sur les services d’intérêt général. De cette décennie de textes émanant de la Commission, il faut retenir à la fois l’absence de proposition de texte global permettant de définir le contenu et les exigences du service d’intérêt général et l’emploi de plusieurs expressions pour rendre compte de ce qu’on appelle le service public en droit français.

 

Enfin, une dernière étape date avant la signature du traité de Lisbonne. Il s’agit du paquet Altmark. Cette expression rend compte de la jurisprudence du même nom et des décisions consécutives de la Commission. En 2001, la Cour de justice des Communautés européennes adopte l’arrêt Ferring, qui dit qu’une compensation non excessive des coûts occasionnés par l’exécution d’une obligation de service public n’est pas constitutive d’une « aide d’Etat » et ne doit, par conséquent, pas être notifiée (CJCE 22 nov. 2001, Ferring, aff. C-53/00, Rec. CJCE I-9067, pt 27 ; chron. C. Lambert, J.-M. Belorgey et S. Gervasoni, AJDA 2002. 236 ; D. 2002. IR. 134). Cette jurisprudence annonce celle de 2003, dite Altmark (CJCE 24 juill. 2003, Altmark TransGmbh, aff. C-280/00, AJDA 2003. 1739, note S. Rodrigues ; D. 2003. Jur. 2814, note J.-L. Clergerie ; CJCE 27 nov. 2003, Enirirsorse SpA, aff. C-38/01). La Cour de justice élabore alors la théorie de la compensation qui peut se résumer comme suit.

 

Lorsqu’une entreprise bénéficie d’une compensation des sujétions pesant sur elle pour accomplir ses missions de service public, ladite compensation n’est pas constitutive d’une aide d’Etat. Ce principe exige cependant que quatre conditions soient remplies : en premier lieu, l’entreprise doit avoir été explicitement chargée d’obligations de service public, qui doivent être clairement définies. En deuxième lieu, les paramètres de calcul de la compensation doivent avoir été préalablement établis de façon objective et transparente. En troisième lieu, la compensation ne doit pas dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts occasionnés, ainsi qu’un bénéfice raisonnable. Enfin, en quatrième lieu, lorsque le choix de l’entreprise n’est pas effectué dans le cadre d’une procédure de marché public, le niveau de compensation doit être déterminé sur la base d’une analyse des coûts d’une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée en moyens de transport. La doctrine Altmark est entourée de nombreuses précisions par la Cour. Elle est systématisée par la Commission dans des décisions consécutives[1]. Tel est l’état du droit avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne[2]. Celui-ci, s’il entre en vigueur (le référendum négatif en Irlande créant un doute), comporte des avancées, tant par le protocole sur les services d’intérêt général que par la portée juridique désormais contraignante de la Charte des droits, ouvrant dès lors de nouvelles perspectives.

 

 

 

Les avancées contenues dans le protocole sur les services d’intérêt général (SIG)

 

Les nouvelles bases juridiques du SIG se trouvent dans un protocole et non dans le traité. Symboliquement, l’impact peut sembler moindre, juridiquement il ne l’est pas. Un protocole, en  droit européen, a en effet pleine valeur juridique[3]. Le texte traduit un indéniable changement d’accent en faveur de la garantie des services publics.

 

Le protocole apporte toute une série de précisions dans le sens d’un renforcement du service d’intérêt général. Les maîtres-mots en sont : marge de manœuvre des autorités nationales et infranationales et besoins des utilisateurs. On conviendra d’emblée de la généralité des formules. La généralité pourra néanmoins être synonyme de latitude renforcée.

 

Le texte précise, en premier lieu , que les valeurs communes de l’Union concernant les services d’intérêt économique général au sens de l’article 16 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne comprennent notamment « le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’intérêts économique général d’une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ».

 

De ce premier volet, il faut souligner d’abord le rappel de l’article 16 du traité, lui- même inscrit depuis le traité d’Amsterdam. Ainsi, il n’est pas question de révolution mais d’évolution. L’article 14 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne reprend l’ancien article 16 en l’enrichissant d’une clause relative au nécessaire financement des services d’intérêt économique général. Il se lit désormais comme suit : « Sans préjudice de l’article 4 du traité sur l’Union européenne et des articles 93, 106 et 107 du présent traité, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l ‘Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, l’Union et ses Etats membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application des traités, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. Le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, établissent ces principes et fixent ces conditions, sans préjudice de la compétence qu’ont les Etats membres, dans le respect des traités, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services ». Il faut noter ensuite, et surtout, la marge de manœuvre reconnue aux autorités nationales, y compris les entités infranationales, les autorités régionales et les autorités locales. Il est en effet question d’un rôle essentiel et d’un large pouvoir discrétionnaire. Il importe enfin de relever la référence faite par le protocole aux « besoins des utilisateurs ». Il s’agit là encore, sans conteste, d’un approfondissement dans la mesure où la détermination desdits besoins des utilisateurs devrait relever des niveaux infranationaux ou nationaux. Le principe de subsidiarité suppose en effet que les autorités les plus proches des citoyens déterminent leurs besoins en termes de service public. Il s’agit d’une base juridique qui devrait permettre un financement accru des services d’intérêt général par les autorités nationales et infranationales.

 

Cette interprétation méritera d’être confirmée à la fois par la pratique des Etats, les réponses de la Commission européenne, et les décisions de la Cour. Elle est néanmoins renforcée par l’article 2 du protocole. Il indique que « les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des Etats membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général ». Apparaissent cette fois les services non économiques. Cette inscription est concomitante de travaux récents de la Commission européenne sur les services sociaux, comme on le verra plus bas.

 

En deuxième lieu, l’article Ier du protocole précise que les valeurs contenues à l’article 16 du traité comprennent aussi « la diversité des services d’intérêt économique général et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes ». Il s’agit presque d’une reconnaissance de la diversité culturelle des Etats en matière de service public. Ce qui peut de nouveau être interprété dans le sens d’une ouverture au service public. Là encore, seule la pratique des autorités locales ou nationales, en coopération avec les autorités européennes, permettra de confirmer la présente thèse.

 

En troisième lieu, le protocole dresse une liste d’exigences inhérentes à la réalisation des services d’intérêt général. Sont ainsi mentionnés un niveau élevé de qualité, de sécurité et le caractère abordable, l’égalité de traitement et la promotion de l’accès universel et des droits des utilisateurs. Ces formules méritent d’être explicitées. Exprimées dans des termes si généraux, elles pourraient n’être que des déclarations d’intention. Pourtant, les termes ont un sens juridique qui porte obligation pour les acteurs des services d’intérêt général. Il s’agit là d’une systématisation de ce que l’on pourrait appeler les lois du service public européen, que l’on pouvait déjà lire dans les travaux précités de la Commission. L’inscription dans le protocole fait déjà passer ces principes de valeurs politiques à exigence juridique.

 

Le protocole reprend donc et réaffirme un certain nombre de principes opérationnels guidant les travaux des institutions de l’Union européenne et, en particulier, ceux de la Commission. Il en est ainsi du rôle essentiel et de la grande marge de manœuvre des autorités nationales, régionales et locales dans la gestion des services d’intérêt économique général d’une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs : les services d’intérêt économique général devraient être réactifs et fournis au plus près possible des citoyens et des entreprises. L’action de l’Union devrait respecter les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les autorités compétentes des Etats membres sont libres de définir ce qu’elles considèrent comme des services d’intérêt économique général et disposent d’une grande marge de manœuvre pour décider des modalités d’organisation, de régulation et de financement de ces services, en conformité avec le droit de l’Union européenne et dans les limites de l’erreur manifeste. En particulier, les règles relatives à la concurrence et au marché intérieur ne s’appliquent pas aux activités de nature non économique. Le protocole reprend donc des éléments déjà contenus dans les traités antérieurs, tout en incluant des exigences nouvelles et des principes spécifiques à ces services. La Charte des droits, quant à elle, en devenant juridiquement contraignante, si le traité de Lisbonne entre en vigueur, permet d’affirmer que le service d’intérêt général est un droit du citoyen européen.

 

 

 

Les éléments de la Charte des droits relatifs au service d’intérêt général

 

 

Il convient de rappeler que la Charte européenne des droits fondamentaux est proclamée depuis le Conseil européen de Nice en décembre 2000. Elle n’est jusqu’à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne qu’un accord interinstitutionnel[4]. Ainsi, la Cour faisait référence à la Charte européenne des droits fondamentaux en tant qu’appui ou éclairage d’autres dispositions de protection des droits (par ex. CJCE 18 juill. 2007, PKK et KNK c/Conseil, aff. C-229/05, JOUE C 56, 10 mars 2007). Elle ne l’a pas intégrée au droit européen par la voie des principes généraux du droit.

 

En conséquence, le changement apporté par le nouveau traité est essentiel. La Charte devient juridiquement contraignante. Cependant, un certain nombre de précisions et d’exemptions sont prévues. Il faut les exposer avant de mesurer l’apport en termes de promotion du service d’intérêt général à l’échelle européenne.

 

L’article 36 de la Charte est consacré à l’accès aux services d’intérêt économique général (JOUE C 303/51, 14 déc. 2007). Il affirme que « l’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément aux traités, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union ». Il faut ajouter que l’article 34 de la Charte est consacré à la sécurité sociale et à l’aide sociale. Il précise que « l’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les accidents du travail, la dépendance ou la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte d’emploi, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales ».

 

La Commission a tiré de ce texte une interprétation de garantie du principe d’égalité et du service universel. Le principe d’égalité implique d’assurer l’égalité de traitement entre femmes et hommes et de lutter contre toutes les formes de discrimination dans l’accès à ces services. Lorsqu’une règle sectorielle de l’Union est fondée sur la notion de service universel, elle devrait instaurer le droit de chacun d’avoir accès à certains services jugés essentiels et imposer aux prestataires de services l’obligation de proposer des services définis à des conditions spécifiées incluant, entre autres, une couverture territoriale complète et un prix abordable.

 

Le service universel prévoit un ensemble minimal de droits et d’obligations, qui, en général, peut être développé plus avant au niveau national. Il s’agit d’une notion dynamique, qui doit être actualisée régulièrement, secteur par secteur. Comme déjà mentionné plus haut dans le cas des services sociaux, la promotion de l’accès sur tout le territoire de l’Union européenne est essentielle pour favoriser la cohésion territoriale de l’Union. Les territoires présentant un handicap géographique ou naturel tels que les régions ultrapériphériques, les îles, les zones montagneuses ou faiblement peuplées et les frontières extérieures, font souvent face à des difficultés en termes d’accès aux services d’intérêt général, du fait de leur éloignement des grands marchés ou des coûts de connexion accrus. Ces facteurs spécifiques doivent être pris en considération selon la Charte.

 

D’après le commentaire article par article du projet de Charte des droits fondamentaux établi par la présidence de la Convention, « cet article, qui se fonde sur l’article 16 du traité instituant la Communauté européenne, ne crée pas de droit en lui-même, mais pose le principe du respect par l’Union de l’accès aux services d’intérêt économique général prévu par les dispositions nationales dès lors qu’il est compatible avec le droit communautaire » (interprétation de la Convention reprise par le texte d’explication joint à la Charte, JOUE C 303/17, 14 déc. 2007). Dans l’attente de l’entrée en vigueur du nouveau traité, qui conférera force de loi aux nouvelles dispositions, la Commission a l’intention d’utiliser le protocole et les principes inhérents comme référence pour vérifier la cohérence et la proportionnalité des politiques et initiatives de l’Union. De nouvelles perspectives s’ouvrent donc quant au développement des services d’intérêt général.

 

 

Les perspectives de développement du service d’intérêt général

 

La marge de manœuvre reconnue aux Etats et régions par le protocole conduira-t-elle à une évolution des règles tirées de la jurisprudence Altmark dans l’hypothèse de l’entrée en vigueur du traité ? Telle est l’une des questions qui ressort de l’observation du traité de Lisbonne. Les pistes de travail à venir semblent désormais s’axer autour de la distinction entre services économiques et services non économiques, d’une part, et la promotion des services sociaux, d’autre part.

 

 

La distinction entre les services économiques et les services non économiques

 

Tandis que les traités, depuis l’origine de la construction européenne, font référence aux services d’intérêt économique général, le protocole du traité de Lisbonne est consacré aux services d’intérêt général. Cette référence générale recouvre donc les deux types de services que le contenu du protocole distingue de manière pour le moins subtile.

 

S’agissant des services d’intérêt économique général, auxquels l’article Ier du protocole est entièrement consacré, les Etats et entités infranationales disposent d’un large pouvoir discrétionnaire. Cette formule a été analysée plus haut dans le cadre de l’étude du protocole. S’agissant des services non économiques d’intérêt général, le protocole est plus ferme encore, puisqu’il précise que « les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des Etats membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général ».

 

Une gradation dans la marge de manœuvre des Etats se dessine donc dans le protocole. Entre pouvoir discrétionnaire et compétence ne pouvant être atteinte, l’interprétation semble nette. Cependant la pratique n’en sera pas nécessairement plus aisée que par le passé. En effet, la distinction entre ce qu’est un service économique et ce qu’est un service non économique connaît des frontières qui peuvent être ténues. La Cour de justice de l’Union européenne a déjà eu à se prononcer sur ces questions. La Cour a élaboré un faisceau d’indices pour déterminer la nature du service. Elle se fonde en effet sur un ensemble de critères relatifs aux conditions de fonctionnement du service en cause, tels que l’existence d’un marché, de prérogatives de puissance publique ou d’obligations de solidarité. Dans la pratique, elle précise qu’une seule et même entité peut donc exercer à la dois des activités économiques et non économiques. Dans ce cas, l’acteur peut être soumis aux règles de concurrence pour certaines parties de ses activités, mais non pour d’autres. La Cour a ainsi logiquement jugé qu’une entité donnée pouvait exercer, d’une part, des activités administratives de nature non économique, telles que des missions de police, et, d’autre part, des activités purement commerciales (CJCE 24 oct. 2002, Aéroports de Paris, aff. C-82/01, AJDA 2003.ote J.-Y. Chérot). Il lui reviendra alors de modeler sa jurisprudence aux principes posés par le traité de Lisbonne et la charte des droits.

 

Une entité peut aussi exercer des activités non économiques dans le cadre desquelles elle se comporte comme une organisation caritative et, en même temps, entrer en concurrence avec d’autres opérateurs, pour une autre partie de son activité, en effectuant des opérations financières ou immobilières, même dans un but non lucratif (CJCE 10 janv. 2006, Casa di Risparmio di Firenze, aff. C-222/04, JOUE C 48, 25 févr. 2006). Selon cette approche fonctionnelle, chaque activité doit donc être analysée séparément. Les principes varient selon l’activité en cause, droit de la concurrence à concilier avec les principes du service d’intérêt général dans le cadre de l’activité économique, latitude laissée aux autorités nationales dans le cadre de l’activité non économique.

 

 

La promotion des service sociaux

 

En novembre 2007, alors même que le principe du traité de Lisbonne est alors acquis avec le principe d’un protocole relatif au service d’intérêt général, la Commission adopte une communication adressée au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions, accompagnant la communication intitulée « Un marché unique pour l’Europe du XXIè siècle » - les services d’intérêt général, y compris les services sociaux d’intérêt général : un nouvel engagement européen (20 nov. 2007, COM [2007] 725 final. La communication prend directement appui sur la perspective du traité de Lisbonne. Elle développe plusieurs principes inhérents à la spécificité des services sociaux qui devraient connaître de nouveaux développements avec les bases juridiques du traité de Lisbonne.

 

Dès 2006, la Commission avait lancé une consultation sur ce thème. Celle-ci révèle – de manière non surprenante – l’importance des services sociaux pour la réalisation de la cohésion économique et sociale à l’échelle de l’Union européenne. La diversité des systèmes nationaux ne nuance pas cette approche.

 

En premier lieu, la Commission dessine une définition des services sociaux, qui apparaît comme étant très générale et empreinte de valeurs. Il s’agit, selon sa définition (20 nov. 2007, COM [2007] 725 final), de services à la personne, conçus pour répondre aux besoins vitaux de l’homme, en particulier à ceux des usagers en situation vulnérable;  ils offrent une protection contre les risques généraux et spécifiques de la vie et aident les personnes dans la maîtrise des défis de la vie ou des crises ; ils sont également fournis aux familles, dans un contexte de modèles familiaux changeants, afin de soutenir leur rôle dans les soins apportés aux plus jeunes et aux plus âgés des membres de la famille, ainsi qu’aux personnes handicapées, et de compenser d’éventuelles défaillances au sein des familles ; ils constituent des instruments clés pour la protection des droits de l’homme fondamentaux et de la dignité humaine. De cette première définition, il ressort une attention particulière aux personnes vulnérables et à la famille. Elle apparaît dès lors comme plus restrictive que la conception française des services sociaux. S’ensuivent cependant d’autres exigences relevées par la Commission.

 

Les services sociaux sont, en effet, considérés comme jouant un rôle de prévention et de cohésion sociale, à l’égard de l’ensemble de la population, indépendamment de sa richesse ou de ses revenus. La Commission les reconnaît comme contribuant à la lutte contre la discrimination, à l’égalité des sexes, à la protection de la santé humaine, à l’amélioration du niveau et de la qualité de vie ainsi qu’à la garantie de l’égalité des chances pour tous, renforçant ainsi la capacité des individus à participer pleinement à la société. Deux stades de définition sont donc présents dans la conception européenne, l’approche en termes de vulnérabilité de l’individu et de préservation de la vie familiale, d’une part, et la contribution plus globale, axée sur la non-discrimination, à la cohésion économique et sociale de l’espace européen, d’autre part. Enfin, la Commission entend réserver une place à part aux services sociaux de santé. L’article 152 du traité précise que l’action de la Communauté dans le domaine de la santé publique doit respecter les responsabilités des Etats membres en matière d’organisation, de financement et de fourniture de services de santé et de soins médicaux. La  Commission a aussi ouvert une consultation en la matière (20 nov. 2007, COM [2007] 725 final).

 

Enfin, la Commission consacre la fin de sa communication sur les services sociaux aux apports du traité de Lisbonne et de son protocole sur les services d’intérêt général. Elle y voit un instrument essentiel de promotion de ces services, comprenant les services sociaux et médicaux. Ainsi, sur ces derniers points, des avancées sont largement possibles même si le traité de Lisbonne n’entrait pas en vigueur.

 

 

En conclusion, il apparaît que le traité de Lisbonne est à la fois un aboutissement et un nouveau départ. Aboutissement, le traité l’est par la consécration de la valeur juridique de la Charte européenne, qui avait été proclamée en 2000. Il l’est aussi par la reprise des valeurs inhérentes aux services d’intérêt général dans un protocole qui leur est entièrement consacré. Nouveau départ, le traité l’est par les bases juridiques renforcées qu’il donne à la réalisation des services d’intérêt général par les autorités nationales et locales. La question d’une directive globale sur les services d’intérêt général reste en suspens. Sur ce point, le traité n’apporte pas de titre particulier nouveau. Cependant, en consacrant la notion de marge de manœuvre des Etats sur le financement des services d’intérêt général, il donne un fondement possible à l’adoption d’un texte global en la matière. En réalité, si la globalité d’un texte est souhaitable, il s’agirait plutôt de deux ou trois textes. En effet, il conviendrait d’adopter un texte sur les services de nature économique, d’une part, et les services de nature non économique, d’autre part, y compris, peut-être un troisième sur les services sociaux. Les ingrédients juridiques de nouvelles promotions du service public sont donc présents. La volonté politique des acteurs du processus décisionnel devra s’exprimer.

 

Les ingrédients sont réunis pour de nouvelles avancées du service d’intérêt général. Le temps du combat et de l’ignorance est révolu. Les disputes sur les termes n’ont plus beaucoup de sens. L’expression « service d’intérêt général » correspond à un bien commun qu’est cette activité d’intérêt général offerte aux citoyens. L’intérêt général, pierre angulaire du droit public français, est pleinement consacré. Les divergences demeurent sur le principe d’une directive générale.

 

Le droit dérivé pourra donc encore évoluer, tandis que la Cour de justice européenne poursuit son œuvre jurisprudentielle dans le sens d’une plus grande consécration de l’intérêt général, européen, comme national. Ainsi, saisie par la Commission d’un recours en manquement contre le Royaume-Uni, elle ne suit que partiellement la Commission, et met en valeur le principe de continuité du service public. Elle affirme à propos de la déclaration de nullité d’un contrat[5] contestée par la Commission, que « il apparaît que la finalité de ladite disposition est non de faire obstacle à l’exécution de la déclaration de nullité d’un contrat déterminé, mais d’éviter, lorsque l’intérêt général est en jeu, les conséquences excessives et éventuellement préjudiciables d’une exécution immédiate de ladite déclaration, ce dans l’attente de l’adoption de mesures urgentes, en vue d’assurer la continuité du service public » (CJCE 3 avr. 2008, Commission c/ Royaume-Uni, aff. C-444/06, pt 55, JOUE C 128, 24 mai 2008).

 

Des traités silencieux à la jurisprudence tolérante, de la Commission scrupuleuse à un dialogue fructueux entre les institutions, le chemin parcouru est remarquable. Le traité de Lisbonne, sans opérer de révolution, s’inscrit dans cette démarche. Il reste alors aux institutions européennes, aux Etats, aux régions, que le traité entre en vigueur ou non, à orchestrer le service public européen au bénéfice des citoyens européens. Le service d’intérêt général est désormais consacré comme un des droits du citoyen de l’Union.                                       

 

 

 

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[1] Décision de la Commission concernant l’application des dispositions de l’article 86, paragraphe 2, du traité aux aides d’Etat sous forme de compensations de service public octroyées à certaines entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ; directive de la Commission modifiant la directive 80/723/CEE relative à la transparence des relations financières entre les Etats membres et les entreprises publiques ; document de travail :  « Encadrement communautaire des aides d’Etat sous forme de compensations de service public » Bruxelles, D/52891 DGCOMP/11//D(2005)179.

[2] Les développements qui suivent sont donc conditionnés par un nouveau vote irlandais qui autoriserait  la ratification du traité.

[3] La Cour s’y réfère en tant qu’instrument juridique à part entière, et ce, dans tous les domaines, v. par ex. CJCE 17 janv. 2008, aff. C-37/06 et C-58/06, « la protection du bien-être des animaux constitue un objectif légitime d’intérêt général dont l’importance s’est traduite, notamment, par l’adoption par les Etats membres du protocole sur la protection et le bien-être des animaux, annexé au traité instituant la Communauté européenne (JOUE, C 340, p. 110).

[4] Elle est publiée dans un premier temps dans le volet communication du JOUE (C 364, 18 déc. 2000, p. 1). Elle se trouve désormais publiée au JOUE du 17 décembre 2007, encore dans la partie communication, en attendant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne.

[5] Selon la Commission, une violation de la directive recours résulte de l’exception visant à protéger les services publics prévue à l’article 65, paragraphe 3, de la loi sur les marchés publics, selon lequel, si la déclaration administrative de nullité d’un contrat perturbe gravement le service public, le maintien des effets de ce contrat peut être prévu, dans les mêmes conditions, jusqu’à ce que des mesures urgentes soient prises pour éviter tout préjudice.